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Salvador de Bahia
Source : Bahia de Todos os Santos (1945)
Référence

Lettre de Dorival Caymmi à Jorge Amado, quand il était à Londres.

Jorge, mon frère, il est onze heures et demi du matin et j'ai fini de composer une belle chanson pour Iemanjà, en effet le reflet du soleil dessine son manteau sur notre mer, ici à la Pierre de la Sirène.
Combien de chansons j'ai pu composer pour Janaina, j'en sais même rien moi-même, c'est ma mère, je suis né d'elle. Peut-être que Stela le sait, elle sait tout, quelle femme,  il n'y en a pas deux comme elle, qu'est-ce que j'ai pu faire de bon pour la mériter? Elle t'envoie un baiser, et un autre pour Zélia, et je meurs de saudade de vous.
Quand vous viendrez, apportez-moi un tissu africain pour me faire une tunique, et devenir irrésistible. Hier, je suis sorti avec Carybé, on est allé chercher Camafeu à la Rampe du Marché, on s'est baladé, on a senti les odeurs, il y en a tellement, le parfum de la vie au soleil, on a regardé les couleurs, rien qu'en bleus on en a compté plus de quinze et il y avait une, ocre, sur les murs d'une maison, je te dis même pas.
Alors, en revenant, j'ai peint un tableau si beau, mon frère, d'en faire envie à Graciano. Carybé était mort de jalousie, et Jenner, t'imagines, s'est fendu de quelques éloges..... Je te le jure.
Un tableau simple: une bahianaise avec ses tréteaux, des abaràs et acarajés et les gens autour. Si j'avais le temps, j'aurais été peintre, j'aurais gagné une fortune, ce qui me manque, c'est le temps pour peindre. Pour ce qui est de composer, je compose doucement et toujours, tu sais ce que c'est, la musique en se dépéchant, c'est cette drogue à accoutumance qu'on trouve partout.
Le temps que j'ai, me suffit à peine pour vivre : rendre visite a Dona Meninha, saluer Xangô, converser avec Mirabeau, prendre des conseils avec Celestino sur la façon d'investir l'argent j'ai pas et que j'aurai jamais, Dieu merci, écouter Carybé mentir, marcher dans les rues, regarder la mer, ne rien faire et tant d'autres obligations qui m'occupent toute la journée. Où est le temps pour peindre?
Je veux te dire quelque chose que je t'ai déjà dit une fois, il y a plus de vingt ans, lorsque tu as décidé de t'installer en Europe et de ne plus revenir: Bahia est vivante, toujours là, tous les jours un peu plus belle, le firmament azur, la mer verte et le peuple. En parlant de ça,  Stela de Oxossi est la nouvelle Ialorixa de l'Axé et, à la fête de consécration, ikedes et iaos, tous ceux de la campagne ont demandé où était Oba Arolu, qui n'est pas venu voir sa soeur accéder au trône de reine? Eh bien, hier, vers les quatre heures de l'après-midi, à peu près, je suis sorti avec Carybé et Camafeu pour te chercher et comme on te trouvait pas, on s'est dit: qu'est-ce qu'il fait qu'il ne soit pas là, si ici c'est chez lui?
La lune, à Londres, disais déjà un lusitanien dans un recueil que j'ai lu dans mon enfance, est mélancolique. Celle d'ici, c'est cette lune. Pourquoi était-il allé en Angleterre? Il n'est pas anglais, rien du tout, qu'est-ce qu'il fait à Londres? Un bon fils de pute, voilà ce qu'il est, notre petit frère.
Tu sais que j'ai vendu la maison à Pierre de la Sirène.
Je l'ai vendu. Il avaient fait construire un énorme immeuble juste à coté et faisaient des publicités dans les journaux : devenez le voisin de Dorival Caymmi. Alors ça m'a agacé et j'ai vendu la maison, j'ai acheté un appartement à Pituba, je vais être voisin avec James et Joao Ubaldo, ces deux langues de vipères, tu vois où j'en suis réduit.
Mais aujourd'hui, avant de déménager, j'ai fait une chanson pour Iémanja, qui parle de poisson, de vent, de barque, de patron pêcheur, sur la mer de Bahia.
J'ai jamais su parler d'autres choses. Je parle soit de ça, soit de femmes. Dora, Marina, Adalgisa, Analia, Rosa morena, et aussi morena Rosa, et toutes les autres, comme tu le sais, elles sont ma Stela avec laquelle je me suis un jour marié, en t'ayant pour parrain.
Bénédiction, mon parrain, qu'Oxossi te protège en Angleterre, un bisou à Zélia, n'oublie pas le tissu africain, reviens vite, chez toi c'est ici et je suis ton Caymmi.